Chapitre 13
LE CORPS DE MAGDA, FIN comme du papier à cigarettes, tomba en poussière et elle disparut.
— Clea, Sage… je… commença Ben en cherchant ses mots.
Une bagarre éclata au-dessus de nos têtes et l’interrompit.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
Les bruits de bousculade redoublèrent. Sage avait l’air terriblement sombre.
— Quelqu’un sait que nous sommes ici.
— Nous ne devrions pas bouger. On ne nous trouvera pas, ai-je dit.
— Ils vont fouiller les cages d’escaliers. Et s’ils voient la porte, ils entreront. Et nous serons coincés, dit Sage.
— Mais si nous partons, nous risquons de tomber sur eux, ai-je protesté.
— C’est un grand bâtiment. Si nous partons, nous aurons une chance de leur échapper, dit Sage.
— Ben ? ai-je demandé.
Ben était à des milliers de kilomètres de nous.
— Ben !
— Clea…
Il avait l’air affligé. Je compris : nous avions vu les mêmes scènes, mais nous n’avions pas le temps d’en parler.
— Oublie ça pour l’instant, Ben ! Nous avons besoin de toi.
Le martèlement était directement au-dessus de nous, et nous pouvions entendre des voix. Je ne parvenais pas à distinguer ce qu’ils disaient, mais il était possible qu’ils se trouvent dans la cage d’escalier et qu’ils descendent vers nous. Je me suis tournée vers Sage :
— Tu as raison. Nous devons partir d’ici.
Nous précipitant dans le couloir, nous avons franchi la petite porte surélevée avant d’atteindre la cage d’escalier. Les bruits de pas et les voix se rapprochaient. Nous nous sommes engouffrés dans le centre commercial, angoissés, pour emboîter le pas à toutes les personnes qui faisaient leurs courses. Il était dix heures du soir et la foule n’était pas énorme, mais elle restait suffisante. Avançant d’un pas rapide vers la sortie, nous nous efforcions d’avoir l’air tranquille pour nous fondre dans la masse.
— Hé !
Deux étages plus haut, un homme nous regardait de l’Escalator. Il s’est mis à courir en s’emparant de son talkie-walkie pour hurler:
— J’ai repéré les cibles ! J’ai repéré les cibles ! Ils se dirigent vers l’entrée.
Nous nous sommes mis à courir tandis que plusieurs hommes affluaient des magasins et des escaliers pour se joindre à la poursuite. Ils arrivaient de partout. Ils ne portaient pas d’uniforme et ils représentaient tout un arc-en-ciel de nationalités. Mais ils étaient faciles à repérer. Ils avaient tous le même air endurci : des gros muscles et des âmes dures, comme des prisonniers impénitents qui n’auraient rien eu de mieux à faire depuis des décennies que de soulever des poids en préparant leur vengeance.
— Oh, mon Dieu, ils ont des flingues ! nous prévint Ben.
— Faufilez-vous entre les gens ! Ils ne tireront pas s’ils n’arrivent pas à bien viser ! cria Sage.
Nous cavalions côte à côte en direction de la sortie. L’un d’eux tira et fit éclater la vitrine d’un magasin. Je poussai un cri.
Les quelques personnes encore présentes dans le centre commercial étaient totalement paniquées. Elles hurlaient en se jetant à terre pour se protéger.
J’entendis deux autres coups de feu avant de franchir la porte. Sage surgit sur le trottoir et essaya d’ouvrir les portières des voitures jusqu’à en trouver une qui ne soit pas fermée.
— Entrez ! Et baissez la tête ! brailla-t-il.
Ben se glissa à l’arrière, tandis que Sage et moi passions à l’avant. Nous avions la tête baissée depuis un moment quand l’émeute se fit entendre, annonçant l’arrivée de nos poursuivants.
— Qu’allons-nous faire ? Rester planqués là ? On aurait aussi bien fait de rester cachés derrière la petite porte ! ai-je murmuré à Sage.
Sage ne répondit pas. Il tripotait quelque chose sous le tableau de bord. Une seconde plus tard, la voiture se mit à vrombir. Il se hissa sur le siège et s’élança à toute allure.
— Tu sais démarrer une voiture avec les fils ? ai-je demandé.
— On apprend beaucoup de choses, quand on passe cinq cents ans sur terre, répondit-il.
À mon tour, je me suis relevée pour m’asseoir sur le siège, tout en essayant d’attacher ma ceinture de sécurité. Derrière moi, Ben faisait la même chose. Je pensais que nous étions tirés d’affaire… quand j’entendis un coup de feu. Hurlant, je me suis à nouveau baissée.
— Ils essaient de crever les pneus ! dit Sage en grimaçant.
Il appuya plus fort sur l’accélérateur. Il y avait trop de voitures et pas suffisamment d’espace pour avancer. Il fit une embardée sur la voie opposée.
Des Klaxon retentirent.
— Que fais-tu ? criai-je.
— Accroche-toi !
Il revint sur la voie de droite en évitant une collision de plein front à un dixième de seconde. Je fermai les yeux, mais quelques secondes seulement. Si je devais mourir, je préférais être consciente de mes derniers instants.
Sage manœuvra dans un réseau de passages plus ou moins larges, zigzaguant en permanence pour esquiver les voitures. Sans lâcher le Klaxon, il franchissait les passages piéton à vive allure et montait sur les trottoirs. Les promeneurs s’écartaient en bondissant à notre passage.
— Ben ? Est-ce que ça va ?
Je me suis tournée vers lui. Il était livide. Il ne supportait pas les tasses tournantes de Disney World, alors j’imaginais sans mal comment il devait se sentir.
Il secoua la tête en se repliant un peu plus sur lui-même.
Me tordant le cou, je vérifiai ce qui se passait derrière nous, mais Sage me força à me rasseoir correctement.
— Ne fais pas ça.
— Je veux juste savoir combien ils sont.
— Trop nombreux.
Sage poussa la voiture à une vitesse insensée, et fit crisser les pneus avec un demi-tour avant de naviguer dans les ruelles en enchaînant les virages en épingles à cheveux.
J’entendis des crissements de pneus, puis un énorme choc retentit.
— Ouah ! Regardez ça ! s’exclama Sage avec un rire triomphant.
Derrière nous, j’aperçus par le pare-brise arrière les décombres fumants de deux voitures qui disparurent dans le fond. D’autres s’agglutinèrent autour d’elles, avant de reprendre la traque. Je m’enfonçai dans mon siège.
— Pas mal, hein ? demanda Sage.
Il avait un grand sourire. La course lui avait redonné de l’énergie. L’adrénaline faisait briller ses yeux et ses muscles étaient tendus. Il se poussait lui-même, ainsi que la voiture, au maximum de ses limites.
Il était plus sexy que jamais. C’était déplacé de ma part, mais je n’avais pas envie que la poursuite prenne fin.
— Accroche-toi ! cria Sage.
Nous avions quitté les ruelles. À une vitesse excessive, il prit un virage à trois cent soixante degrés qui envoya trois autres voitures dans le décor. Sage surprit mon regard et reprit.
— Alors, tu as le cœur qui bat à toute allure ?
C’était vrai, et quelque chose me disait qu’il savait précisément pourquoi. Il sourit, puis des coups de feu ramenèrent son attention sur la course. Le souffle court, je l’observai pendant cet instant de conduite défiant la mort, jusqu’à ce que tous les véhicules qui nous traquaient aient disparu.
Nous étions entrés sur une voie rapide dégagée, sans plus personne derrière nous.
— Euh, Sage ? Où allons-nous ? articula Ben. Il avait toujours l’air malade, mais commençait à reprendre des couleurs.
— À la plage de Kujukuri. C’est à environ quarante-cinq minutes de route, et c’est assez tranquille à cette heure. Nous nous arrêterons pour prendre du bois et un briquet… On y sera vers onze heures et demie.
Sage avait parlé avec légèreté mais je savais ce qu’il ressentait. Si rien ne m’étonnait, ça me glaçait le sang.
— Vraiment ? Ne devrions-nous pas rentrer à l’hôtel, ou aller ailleurs pour réfléchir à la suite ? demanda Ben.
— Sage a déjà réfléchi à la suite, ai-je dit.
— D’accord… qu’est-ce que c’est ?
— La libération, dit Sage en même temps que moi.
Il me lança un regard en coin, impressionné de voir que je le connaissais assez pour le deviner. Cependant, il gardait un air déterminé. Rien ne pourrait le faire changer d’avis.
— La libération, avec le poignard ? demanda Ben.
— On est venus pour ça, répondit Sage.
Ben ouvrit la bouche, mais ne le contredit pas. Il me regarda en haussant les sourcils dans l’attente de ma réaction.
— C’est ce qu’il avait prévu depuis le début, ai-je dit.
Et si tout se passait comme Sage l’avait prévu, il serait mort dans exactement une heure et trente minutes. J’aurais cru que cette idée serait suffisamment dramatique pour mériter une longue conversation, pleine d’interminables adieux et de tristes évocations de tout ce qui aurait pu se passer. Au lieu de ça, nous gardions le silence.
— Vous savez, je n’arrête pas de penser à ce que nous avons à ce que j’ai fait… finit par dire Ben.
— Ce n’était pas toi, ai-je dit.
— Si, quelque part. C’était moi.
C’était lui avant. C’était lui et il avait été horrible avec moi, une vie après l’autre.
— Je t’ai trahie chaque fois, et ce qui t’est arrivé par la suite… poursuivit Ben.
Sa voix se brisa, et je sautai sur la seule chose de la vision de Magda qui améliorait l’ensemble.
— Tu n’as pas voulu tout ce qui s’est passé. Tu te souviens ? Tu ne savais pas que ça tournerait aussi mal, ai-je dit.
— Mais c’est pire ! Ça veut dire que je ne peux jamais me faire confiance ! Même quand je pense faire le bon choix, je me trompe.
Il avait raison. Même quand il cherchait à m’aider, ses actions se concluaient toujours par ma mort. Est-ce que ça allait recommencer ?
Non. C’était Ben. Mon Ben. Peu importe ce qu’il avait été auparavant, dans la vie présente il préférerait mourir que de me faire du mal. Je n’en doutais pas un seul instant.
Un doute lancinant persistait, mais je le repoussai.
— Ce qui s’est passé avant ne va pas forcément se reproduire. Ces gens n’étaient pas toi. Ils font peut-être partie de toi, mais ils ne sont pas toi, ai-je voulu le rassurer.
— Comment peux-tu en être sûre ? demanda-t-il. Dans sa voix, je sentis à quel point il avait envie de me croire.
— Tout fait partie du cercle. Il prendra fin ce soir, dit Sage.
Il se gara devant une échoppe.
— Je n’en ai que pour une minute, dit-il.
— Peux-tu me prêter ton téléphone ? J’aimerais envoyer un SMS à Rayna, pour lui dire que nous sommes toujours en vie.
Sage réfléchit aux mots que j’avais employés, puis il me tendit son portable avant de se diriger vers la boutique.
— Je reviens tout de suite, ai-je informé Ben avant de descendre de voiture.
J’avais une idée. Je n’ai pas envoyé de SMS à Rayna. J’ai ouvert la sacoche de mon appareil photo pour extraire l’adresse Web et le mot de passe que j’avais trouvés dans le bureau de mon père : le forum des Sauveurs de la vie éternelle. Je me connectai à Internet sur le portable de Sage et j’écrivis un texte rapide et simple : qui j’étais, que j’étais avec Sage, et que nous étions en chemin pour la plage de Kujukuri. Je dis que s’ils voulaient l’Élixir, ils devaient nous rejoindre avant minuit ou ce serait trop tard.
Sage revenait déjà vers la voiture. Je n’eus pas le temps de lire les posts du site pour vérifier les activités récentes. Je ne pus que balancer mon information en espérant qu’on vienne avant qu’il ne soit trop tard.
J’avais contacté l’un de nos pires ennemis, mais je n’avais pas d’autre solution, et je pensais que ça pouvait marcher. Tout ce que je pouvais faire désormais, c’était attendre.
— Rayna vous dit bonjour, ai-je dit en rendant son téléphone à Sage.
Nous sommes remontés en voiture avant de nous diriger vers l’endroit qu’il avait choisi pour mettre fin à ses jours.
Nous sommes arrivés à la plage de Kujukuri avec trente minutes d’avance.
Quand nous sommes descendus de voiture, Sage a posé une main sur l’épaule de Ben.
— Si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais être seul avec Clea.
Ben eut l’air vexé, puis son regard alla de Sage à moi.
— Bien sûr, dit-il.
Les deux garçons étaient mal à l’aise, trop conscients que c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Ben a finalement tendu la main à Sage.
— Je ne sais pas quoi dire.
Sage le regarda un moment avant de prendre sa main et de le serrer contre lui. Il murmura quelque chose à l’oreille de Ben qui acquiesça avant de s’éloigner.
Sage me prit la main, et ensemble nous avons commencé à marcher sur la plage. Longue et vaste, elle était parsemée de grandes dunes et accolée à une zone résidentielle endormie à cette heure de la nuit. Nous avons continué d’avancer jusqu’à être à quelques mètres du bord de l’eau, suffisamment proches pour que le sable soit dur sous nos pieds, mais assez loin pour que les vagues ne nous atteignent pas et ne perturbent pas le projet de Sage.
Pendant tout le trajet, je m’étais sentie forte. Je n’avais pas voulu croire que ça puisse vraiment arriver. J’avais même trouvé une idée pour l’arrêter.
Mais nous étions là, quelques minutes avant minuit, et rien ne garantissait que mon plan fonctionne. S’il échouait, tout était fini. Je n’allais pas pouvoir me battre avec Sage pour lui arracher la lame des mains. Si c’était ce qu’il avait décidé de faire, il le ferait.
Les larmes me montèrent aux yeux, et je dus lutter pour empêcher ma voix de se briser.
— Et maintenant ?
— Je vais faire un feu, comme l’a dit Magda, et symboliser tous les plaisirs terrestres que je sacrifie.
Il me prit la main pour m’entraîner vers une bande de sable sec et m’attira dans ses bras pour m’embrasser longuement.
C’était foutu. Je me mis à sangloter.
— Ne fais pas ça, rien ne t’oblige à le faire, le suppliai-je.
— Je dois le faire. Même ton père le savait.
J’étais incapable de parler. Je pleurais trop. Sage se pencha pour embrasser le sommet de ma tête. Dans ses yeux aussi, il y avait des larmes. Quand il se recula, je lui pris la main pour le reprendre dans mes bras. Je m’accrochais à lui, déchirée par les larmes. Si je le serrais suffisamment fort, il ne pourrait rien faire. Il n’aurait plus qu’à rester là jusqu’à ce que minuit soit passé. J’aurais gagné un jour, et si je pouvais en gagner un, je pourrais en obtenir d’autres. Il fallait que je le garde près de moi, quoi qu’il arrive.
Doucement, mais fermement, Sage me repoussa. Ne plus sentir ses bras autour de moi était la pire des expériences. J’avais l’impression de mourir. Je m’effondrai sur le sable, impuissante et perdue.
Pendant que je pleurais, Sage alluma un petit feu de joie qu’il entoura de dessins qu’il gravait dans le sable avec une brindille. Le résultat final était une ronde d’images illustrant son passage sur terre… sa vie avec moi.
Il revint vers moi et me prit la main. Je me raccrochai à lui comme à une bouée de sauvetage. Il passa un bras autour de moi et je me blottis contre lui, aussi près que possible, pour mémoriser le souvenir de son corps contre le mien.
Sage me présenta les vies que nous avions passées ensemble, une image après l’autre. Sage et Olivia faisant de la barque sur le Tibre. Sage et Catherine dansant dans leur champ préféré. Sage et Anneline devant l’autel, le jour de leur mariage. Sage et Delia, se souriant devant le piano. Sage et moi sur la plage de Rio, au moment où on s’était vus pour la toute première fois.
C’était un véritable travail d’artiste. Nous étions une œuvre d’art. Je n’arrivais pas à croire que ça, puisse s’arrêter. En l’entendant renifler, je m’aperçus que Sage pleurait aussi. J’ai levé la tête pour plonger mes yeux dans les siens.
— Ne le fais pas, ai-je ordonné.
— Je dois le faire, a-t-il articulé d’une voix brisée.
Il tourna la tête à contrecœur pour regarder sa montre. Je serrai mes bras de plus en plus fort autour de son cou pour l’embrasser. Je voulais désespérément que cet instant ne finisse jamais. Si j’arrivais à le garder avec moi pendant un peu plus de cinq minutes, tout irait bien.
Cinq minutes. C’était tout ce qu’il me fallait.
Tout en l’embrassant, je caressai son corps, son torse pour faire descendre mes mains vers sa taille…
— Non, Clea. Je ne peux pas te laisser faire ça, a-t-il dit d’une voix suppliante en repoussant mes mains.
— Tu le peux ! Tu en as envie. S’il te plaît.
Je me suis jetée contre lui pour l’embrasser encore, avec plus de vigueur, faisant tout pour le distraire.
— Non.
Il me repoussa avec plus de fermeté, au point de me faire tomber dans le sable. Il essuya ses dernières larmes du plat de la main avant de brandir la lame.
— Je suis désolé, Clea, mais je dois le faire. Je t’aime tellement.
« Je t’aime aussi », ai-je voulu dire, mais seules des larmes réussirent à sortir de ma gorge.
Sage regarda sa montre : lui restait-il une seule minute ?
C’est alors que j’entendis des crissements de pneus. Des phares nous éclairèrent brusquement et un vieux van Volkswagen déboucha sur la plage. Les portes s’ouvrirent ; trois hommes et deux femmes en sortirent, chacun brandissant une arme à feu.
Était-ce possible ? Est-ce que c’étaient bien eux ? Le soulagement était si intense que je faillis m’évanouir, mais je n’en eus pas le temps. Ils n’étaient pas loin, mais ils ne nous avaient pas encore vus.
— Par ici ! Juste là ! ai-je crié en agitant les bras. Cinq fusils se sont pointés dans ma direction.
— Mais que fais-tu ? hurla Sage.
— Par ici ! ai-je répété.
— Clea ! s’exclama Sage avant de se jeter sur moi au moment où le groupe de cinq Sauveurs de la vie éternelle ouvrait le feu en accourant vers nous.
Tout en me maintenant au sol, il nous entraîna vers une dune pour nous mettre à l’abri des coups de feu qui nous encerclaient.
— Qu’as-tu fait ? demanda-t-il avec colère.
— Je leur ai dit où nous étions. Je n’avais pas d’autre solution.
Les tirs se rapprochaient. Sage me prit la main pour m’entraîner à sa suite. Après avoir slalomé sur la plage, nous nous sommes cachés derrière les dunes. Nous courions aussi vite que possible. L’effort me déchirait les poumons, mais l’épreuve était la bienvenue. Sage était avec moi. Il était vivant.
Une horrible douleur me transperça le corps et je m’écroulai derrière une dune de sable. Je portai une main à ma cuisse. Elle dégoulinait de sang. J’avais des vertiges.
— Clea !
Sage tomba à genoux pour faire pression sur ma jambe et empêcher le sang de couler.
— Clea ! cria une autre voix.
Ben ? Il venait vers nous en courant. Non, non ! Mauvaise idée. J’eus envie de lui crier de faire demi-tour, de s’enfuir, mais ça n’aurait fait qu’attirer l’attention des Sauveurs.
— Clea Clea ! criait Ben en courant à l’aveuglette entre les dunes.
Il n’avait pas eu besoin de mon aide pour attirer leur attention. Ils l’avaient repéré et avaient compris qu’il se précipitait vers nous. Rassemblant mes forces, j’espérais réussir à distraire les tueurs ne serait-ce qu’un instant en criant
— Ben, arrête ! Va-t’en ! Sauve-toi d’ici !
Trop tard. L’un des hommes l’empoigna fermement, et le groupe se rassembla autour de lui.
— Nous tenons votre ami ! Donnez-nous ce que nous voulons et nous ne lui ferons aucun mal ! lança l’une des femmes.
Leur donner ce qu’ils voulaient ? Leur donner Sage ? Non ! Je me tournai vers lui. Il sourit tendrement et dégagea mes cheveux de mon visage.
— Comment va ta jambe ? Tu te sens bien ?
— Non, Sage, ne fais pas ça…
— Elle n’est qu’éraflée. Je sais que ça fait mal. Mais ça va aller.
La panique s’empara de moi, et je me pendis à son tee-shirt.
— Ne pars pas.
— Il n’est rien pour eux, Clea. Ils lui feront du mal si je n’y vais pas.
Ça m’était égal. Je n’avais pas envie qu’ils fassent de mal à Ben, mais j’avais encore moins envie que Sage me laisse.
— Non ! Non, non, non, non ! Je ne pouvais rien dire d’autre. Sage me fit taire en m’embrassant.
— Je t’aime, dit-il.
Il détacha mes doigts de son tee-shirt et remonta la plage en direction de Ben et du groupe, les mains levées pour montrer qu’il se rendait.
— C’est un échange. Moi contre lui. Laissez-le partir, proposa calmement Sage.
— Non, répondit Ben d’une voix faible, même s’il ne pouvait rien faire.
La femme sourit avant de faire signe à celui qui le maintenait. L’homme le repoussa durement avant de se diriger vers Sage d’un pas chancelant. Ce dernier aida Ben à se tenir debout, et ils échangèrent quelques mots. Puis deux hommes plongèrent sur Sage, en pointant leurs armes sur ses tempes. Une balle ne le tuerait pas, mais ils savaient que ça le ralentirait s’il cherchait à s’enfuir. Ils le poussèrent dans le van et la porte se referma avant que le véhicule ne s’éloigne à toute vitesse.
Sage était parti. Mon regard restait fixé sur l’endroit où se tenait le van quelques secondes plus tôt.
— Clea… commença Ben.
Il était près de moi. Je secouai la tête.
— Tu n’avais qu’une seule chose à faire, rester là où tu étais. Sage serait encore là, et encore vivant après minuit, ai-je dit d’une voix hébétée.
— Je sais. Je sais, mais je t’ai vue tomber et je ne pouvais pas te laisser, et j’ai recommencé. J’ai encore tout fichu en l’air, constata tristement Ben.
Il se mit à sangloter. En temps normal, j’aurais été la première à tenter de le consoler, mais là je restai froide.
Une sirène retentit dans la nuit et des lumières apparurent. Plusieurs voitures de police s’arrêtèrent à côté de nous, sur la plage. Ils étaient un peu en retard.
— Es-tu bien installée ? Je peux aller te chercher un autre oreiller pour surélever ta jambe, s’enquit ma mère.
— Tout va bien, maman.
— Tu en es sûre ? C’est un long vol.
— Certaine.
Cela faisait vingt-quatre heures qu’ils avaient pris Sage, et j’étais assise à côté de ma mère, en première classe, dans un avion à destination de New York. Ben était assis dans l’autre aile.
La police était venue sur la plage après avoir été alertée par des voisins qui avaient entendu des coups de feu. Ils nous avaient brièvement interrogés avant de me conduire à l’hôpital pour faire examiner ma jambe. Nous avons raconté que nous ne savions rien. Nous étions sortis faire une promenade quand les coups de feu ont retenti, et j’ai été touchée dans l’échange des tirs. À l’hôpital, on diagnostiqua une simple blessure superficielle.
Quand on m’a laissée sortir, Ben avait déjà contacté ma mère. Elle était en route pour Tokyo et avait organisé un service de sécurité pour veiller sur nous jusqu’à ce qu’elle arrive, afin de nous remmener à la maison.
La presse allait certainement se régaler de tout ce qui s’était passé. C’était une histoire assez juteuse, que Ben et moi ayons été impliqués par hasard dans des tirs échangés sur une plage du Japon, juste après tous ces potins sur nos fiançailles. Les Sauveurs détenaient Sage… mais pour combien de temps ? Il avait le poignard avec lui. N’importe quelle nuit, à minuit, il pourrait se donner la mort, et je n’en saurais rien.
Sage était-il toujours en vie ? Était-il avec mon père ? Mon père était-il en vie ? J’étais plus confuse que jamais.
Je me tortillais dans mon fauteuil.
— Ta jambe te gêne ? demanda Ben.
Je fis la grimace. Je savais qu’il faisait des efforts… mais je n’y arrivais pas.
— Ce n’est pas ma jambe qui me fait souffrir, dis-je froidement.
Ben ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il se ravisa. Il leva la main pour tirer sur sa mèche de devant et soupira.
Même son soupir m’était insupportable. Je n’avais pas envie de l’entendre. Lui tournant le dos, j’ai regardé ma mère qui dormait à côté de moi.
Dormir. Si seulement je pouvais dormir ! Mais j’avais peur. J’avais peur de faire des cauchemars, et j’avais encore plus peur de mes rêves. De le retrouver dans mes rêves pour me réveiller et le perdre encore. C’était insoutenable.
Plus terrible encore, l’idée de ne plus le retrouver en fermant les yeux.
Je me suis levée pour aller m’isoler aux toilettes. Devant le miroir, je me suis observée. Je ne me ressemblais plus. Quand était-ce arrivé ? Quand avais-je changé intérieurement au point de ne plus me reconnaître ?
Soudain, j’eus l’impression que cette étrangère avait tout un monde de secrets à partager.
Et si je l’écoutais ?
J’ai essayé.
Rien.
Me rapprochant de mon reflet, je l’ai regardée dans les yeux.
Puis, détournant la tête, j’ai préféré regagner ma place.
Je ne savais pas ce qu’elle avait à dire, mais je n’étais pas prête à l’entendre.
Et je n’étais pas certaine de l’être un jour.
Fin du tome 1
[1] En français dans le texte (toutes les notes sont de la traductrice)
[2] En français dans le texte
[3] En français dans le texte
[4] En français dans le texte
[5] Special Weapons And Tactics ; rassemblées en cas de danger national extrême, ces forces paramilitaires sont l’équivalent du G IGN (Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale).
[6][6] Site de potins de stars
[7] En français dans le texte
[8][8] En français dans le texte
[9] En français dans le texte
[10] Sport de combat et d’autodéfense israélien.
[11] Jeu de cartes qui se joue avec une planche répertoriant les points.